09 01 2020
7 janvier 2015. J’ai déposé mes enfants à l’école et je me trouve dans un zoning à Drogenbos en train de choisir des robinets pour ma salle de bain. Des photos prises ce jour-là en attestent (je ne parvenais pas à me décider sur le modèle). Puis je m’apprête à aller rechercher mes enfants à l’école – nous sommes mercredi – et ainsi clôturer une matinée d’une affligeante banalité, avant de rentrer chez moi pour faire mon dessin du lendemain. Tout aussi banal, après pas loin de 25 ans de carrière.
Et puis soudain, des alertes retentissent sur mon téléphone : « Fusillade à Charlie Hebdo ». On connaît la suite. Mon métier est soudain attaqué frontalement et il n’y aura plus d’affligeante banalité pour quelque temps.
Cinq ans plus tard, je lis cette superbe formule de Riss, les rédacteur en chef de Charlie Hebdo, qui fut grièvement blessé dans l’attentat, dans une interview récente : « Le dessin de presse débat, mais ne s’embarrasse pas de développement et va directement à la conclusion, ce qui génère l’effet comique. »
Le problème, c’est que certains ont compris que le dessinateur de presse méprisait le développement et ne cherchait qu’à humilier en dessinant hâtivement la conclusion. Alors qu’au contraire, son travail est le résultat d’une équation et d’un cheminement intellectuels.
Vous êtes choqué(e) ?
Oui, et alors ? Moi aussi, je suis souvent choqué. Un dessin de Riss sur le petit Aylan m’a choqué, je l’ai trouvé digne de l’extrême droite. J’ai le droit d’être choqué et j’ai surtout le droit de me faire ma propre opinion sur un sujet, fût-ce grâce à la satire.
Quelqu’un m’oblige-t-il à regarder des caricatures que je n’aime pas ?
Non. Là encore, mon libre arbitre me permet de décider.
Malheureusement, le libre arbitre et Dieu sont deux choses qui vont difficilement ensemble.
Les réseaux sociaux n’aident pas. Leurs bulles de filtre vous enferment dans un environnement où tous pensent comme vous, à moins que ce ne soit l’inverse. Le mouton n’est pas l’animal le plus doué pour le libre arbitre.
En juillet 2013, j’étais allé quelque part au fin fond de la Tunisie, invité à un festival d’art. Je devais être accompagné de Tignous – l’un des cinq dessinateurs assassinés le 7 janvier 2015 – qui m’avait finalement fait faux bond, pour des questions d’agendas de vacances de ses enfants. Il avait bien raison.
Mais un peu avant cela, quand il était toujours question qu’il m’accompagne, il m’avait envoyé ce mail peu rassuré, d’une ligne : « Tu crois que c’est sans risque là-bas, pour nous ? Je veux dire, j’ai pas un âme de martyre, moi. ». Tu m’étonnes : il avait quatre enfants.
Jamais les dessinateurs de presse n’ont voulu être les porte-drapeaux de la liberté d’expression. C’est un costume bien trop lourd à porter. Nous sommes plutôt les canaris dans la mine : quand le canari s’arrête de chanter, c’est que le coup de grisou n’est pas loin.
Nous mettons le monde à distance, afin de le rendre un peu plus supportable, point à la ligne.
Je vous recommande fortement le livre de Riss, « Une minutes quarante-neuf secondes », sorti récemment. Une perle. Avec Riss, nous avons non plus un dessinateur qui est presque mort le 7 janvier 2015, mais un grand écrivain qui est né fin 2019. Et un doigt d’honneur aux terroristes, un !
Pedro Molina, un collègue nicaraguayen, a dû s’exiler aux Etats-Unis. Sa vie était en danger chez lui. Nous avons déjeuné ensemble, l’année passée à Bruxelles, dans le quartier européen, car il venait y recevoir un prix décerné par l’Union. Comme c’est le quartier européen, il y avait une manif de je ne sais quoi. Molina me dit : « C’est dingue, les gens manifestent et les flics ne leurs tapent même pas dessus ! ».
Raïma, ma consœur vénézuélienne, a, elle aussi, fait ses valises pour un autre pays. La télé publique à la botte de Maduro avait donné son adresse à l’antenne, suite à des gribouillis un peu trop critiques.
Ann Telnaes, qui dessine pour le Washington Post, a fait des caricatures contre Trump. Fox News a montré sa photo à l’antenne, Ann a dû faire profil bas quelque temps. D’ailleurs, aux Etats-Unis, l’un ou l’autre confrère s’est fait virer après s’être moqué de Trump en quelques traits…
Sans parler du New York Times, qui a pour sa part dégommé ses deux dessinateurs maison (Chappatte et Heng) à cause d’un – très mauvais – dessin d’un autre, fourni par une agence.
Kak, le nouveau président de Cartooning for Peace, a récemment fait une image hilarante sur le métier, titrée : « Dessinateur de presse, c’est plus facile d’en mourir que d’en vivre. ».
Je n’ai pas d’anecdote sur des dessinateurs de presse chinois, car il n’y en a pas (à ma connaissance). Dans une société qui a aboli toute liberté au nom de la sécurité, mon métier n’a pas un grand avenir.
Les canaris ont la voix de plus en plus fluette, dirait-on. Rappelez-vous cette histoire de coup de grisou.
Et si cela recommençait ? Y aurait-il un million de gens dans les rues ? Pas sûr, maintenant que les bouffons sont au pouvoir aux quatre coins de la planète, nous ayant piqué notre job.
Facebook et Twitter crieraient au complot. Encore un coup de Macron qui, non content d’avoir mis le feu à Notre-Dame pour que les milliardaires ouvrent leur portefeuille, leurs dons servant en fait à financer les Jeux olympiques de 2024 – vous n’étiez pas au courant ??? – aurait diligenté un faux attentat afin de détourner l’attention et mettre fin aux grèves contre sa réforme des retraites.
Là où le dessinateur réfléchit, au moins pendant l’heure ou deux nécessaires à la réalisation du dessin, les réseaux sociaux éructent.
Mais après tant de théories fumeuses, passons aux travaux pratiques.
Je vous soumets deux dessins sur le procès Weinstein, qui vient de commencer. Oui, ma bonne dame, le dessin de presse, c’est comme le poisson : pêché la veille, servi le jour même et (de moins en moins) vendu dans du papier journal.
Ca tombe bien, je viens de terminer « Les faire taire », de Ronan Farrow, qui raconte le déroulement parsemé d’embûches de son enquête ayant entraîné la chute de Weinstein. Hollywood devrait en faire un film. Il faut juste trouver le producteur. Pour le rôle principal, je verrais bien John Goodman en Harvey Weinstein. Et pour les actrices, il suffirait qu’elles jouent leur propre rôle. Quel casting !
Les deux images cognent fort. J’ai fait en premier celui avec le nez d’Harvey en forme de femme apeurée. Efficace, visuel, il va droit au but. Il cogne pour faire réfléchir. Il n’est pas drôle, car ce n’est pas son but. Eh oui, je ne suis pas un humoriste, désolé.
L’autre est beaucoup plus rigolo. C’est justement ça le problème. Il va choquer, parce qu’il est dans l’exagération et semble dédramatiser les accusations contre celui qui était surnommé « the pig ». Pourtant, après avoir lu le bouquin de Farrow, je trouve Weinstein encore plus immonde qu’avant. Donc je ne ris pas avec lui, mais contre lui, en poussant l’exagération, tout en me faisant l’écho de ses opposants, qui affirment que ce déambulateur sur lequel le producteur déchu est penché en arrivant à son procès n’est là que pour amadouer le jury.
Ce type ne me fait pas rire. Tiger Woods me faisait rire quand il se prenait un club de golf en pleine poire, envoyé par son épouse trompée.
Le rire est ici un exutoire, nettement plus pacifique qu’une kalachnikov. En tout cas, moi, je trouve. C’est mon libre arbitre qui décide.
Lequel Le Vif publiera-t-il jeudi dans sa version papier ? Nous verrons bien…