L’Echo du 09 09 2020
La crise du covid-19 a plongé la quasi-totalité du monde culturel et artistique dans l’incertitude la plus totale par rapport à l’avenir. Que faire, outre appliquer des sparadraps visant à limiter la casse ? Comment imaginer des mesures structurelles qui pourraient à l’avenir éviter les drames sociaux qui s’enchaînent en cascade depuis le mois de mars ?
Les artistes sont livrés à eux-mêmes, comme des troufions qu’on enverrait au front sans aucune préparation, promis à une mort certaine.
Je n’ai pas de solution toute faite, mais je suis frappé de l’impréparation structurelle des créateurs face aux vents contraires du vrai monde, lorsqu’ils sortent des études. Je suis moi aussi passé par là, il y a bien longtemps.
Je suis rentré à l’ERG (École de recherche graphique) de Bruxelles en 1989 pour en sortir diplômé quatre ans plus tard. J’ai commencé à publier quelques dessins ça et là quelques mois après la fin de mes études, sans que cela me permette d’en vivre, devant travailler pendant trois ans comme ouvrier dans un cinéma du centre-ville, ce qui m’a beaucoup appris. Lâchant mon petit filet de sécurité que représentait cet emploi salarié (250 francs belges de l’heure, si mes souvenirs sont bons, soit 6 euros…), j’ai alors décidé de franchir le pas et de m’inscrire comme indépendant. Expliquant ma situation au préposé de la caisse d’assurance sociale, je me souviens de son regard éberlué lorsque je lui ai expliqué que depuis trois ans, je publiais des dessins sans être inscrit comme indépendant, et pour cause, le (très) peu que je gagnais n’aurait même pas suffi à payer mes cotisations sociales. Mais j’ai quand même dû payer rétroactivement, de l’ordre de 180.000 francs belges (plus ou moins 4500 euros), ce qui était une somme considérable. Après, le cercle vicieux s’est enclenché : puisque j’avais eu des revenus d’indépendant, je devais donc aussi payer de la TVA et des amendes pour retard de paiement, des impôts et ainsi de suite. Il m’a fallu cinq ans pour tout éponger et donc une dizaine d’années après la sortie de mes études pour retrouver une situation plus ou moins saine, sans garantie de lendemains heureux…
Mon cas était loin d’être isolé, car d’autres avaient en plus dû rembourser le chômage qu’ils avaient perçu durant toutes ces années où ils n’avaient pas « régularisé » leur situation.
Lors de mes études, j’ai beaucoup appris sur le dessin, la peinture, la technique et l’histoire de l’art. La formation artistique en Belgique est excellente. Mais rien sur la différence entre un salarié, un indépendant ou un fonctionnaire ; je n’avais aucune idée de ce qu’était un taux de TVA ; je ne savais pas ce qu’était le droit d’auteur (de ce point de vue, les choses semblent heureusement avoir évolué, grâce à des cours dédiés à la question), ni les spécificités d’un indépendant en personne physique par rapport au fait de s’installer en société.
Pourquoi ? Parce que dans le milieu artistique, il y a un tabou immuable : l’argent, considéré comme un mal absolu (sauf lorsqu’il s’agit de devenir chasseur de subventions). Recevoir de l’argent pour créer, c’est bien, gagner de l’argent en créant, c’est mal. Quant à bien gagner sa vie, c’est une honte, une trahison du sacerdoce.
Il existe un véritable biais idéologique en la matière, pour le moins regrettable. Les sociétés anglo-saxonnes ont beaucoup de défauts, mais n’ont aucun tabou vis-à-vis de l’argent ; aux États-Unis, on n’a pas peur de faire du « show-business ». Du show et du business.
Loin de moi l’idée de vouloir transformer les établissements artistiques en écoles de commerce.
Cependant, préparer les futurs créateurs aux difficultés de l’existence pourrait leur éviter de se retrouver en position d’assistés à la moindre bourrasque venue. Un artiste a besoin de liberté pour créer, c’est même son carburant principal. Il n’y pas de liberté sans indépendance financière. Lorsque l’on décide de devenir créateur, on sait que le chemin sera ardu. Beaucoup d’appelés, très peu d’élus. Si l’on cherche la sécurité de l’emploi, autant faire autre chose. Vivre de son art est un miracle permanent, un privilège qui s’acquiert chaque jour. J’aurais aimé, au cours de ma formation, être éveillé aux réalités les plus pragmatiques.
Pourquoi ne pas dès lors instaurer deux heures par semaine de cours de comptabilité, lors des deux dernières années d’études ?
Il ne s’agit pas d’obtenir un master en économie, mais de donner les premières armes aux futurs créateurs pour ne pas se faire tirer dessus comme des lapins quand ils débutent dans le métier.
Pourquoi ne pas leur apprendre à se « vendre », bien que ce mot relève dans le chef de certains de l’hérésie la plus totale ?
Devenir des « auteurs-entrepreneurs » : savoir comment s’unir en coopérative ou d’autres formes de travail en commun, afin de mutualiser certains postes ?
C’est une mesure qui ne coûterait pas trop cher (on revient toujours à l’argent !), ne devrait pas être trop compliquée à mettre en place et permettrait aux troufions dont je parlais de ne pas arriver sur le champ de bataille la fleur au fusil. Ce n’est pas la panacée, une carrière artistique se « gère » autrement qu’un bilan comptable : la vision et le travail passent avant tout ; la remise en question doit être permanente ; le talent n’est rien sans la volonté ; les rencontres sont déterminantes, mais il faut savoir ne pas passer à côté lorsqu’elles se présentent. On appelle ça « forcer le destin ».
En commençant avec un petit socle bassement matérialiste – savoir compter et se prendre en main financièrement – on pourrait peut-être atténuer les chocs sociaux qui nous font face.
Je terminerai par cette citation d’un artiste pourtant vénéré dans les écoles d’art, Marcel Duchamp : « L’œuvre est aussi la gestion de l’œuvre ».