12 06 2019 – Les fous du roi sont en train de perdre la bataille contre les rois des fous.
Attention, ceci est un coup de gueule corporatiste. Mais pas que…
Quelque chose de plus grave et universel se cache derrière la décision du New York Times de ne plus publier de dessins politiques, suite à une polémique à propos d’un – très mauvais – dessin d’Antonio publié récemment, représentant Netanyahou en chien, tenu en laisse par un Donald Trump aveugle et portant une kippa. En agissant de la sorte dans ses éditions internationales, le NYT prolonge du reste sa ligne éditoriale décidée à l’échelon national.
Outre le fait que les lecteurs du International NYT ne pourront plus apprécier les pertinents dessins du très talentueux Chappatte, en poste depuis 20 ans et qui n’avait pourtant rien à voir avec la polémique – un peu comme si on arrêtait de publier TOUS les articles d’une rédaction, juste parce que l’un des journalistes aurait raconté n’importe quoi – quelque chose de plus insidieux est en train de se jouer, particulièrement dans un pays comme les États-Unis, dirigés depuis 2016 par un enfant mal élevé. Or, c’est bien ce rapport à l’enfance qui donne toute son importance au dessin politique.
Le dessin d’Antonio véhiculait des clichés dus au fait que les personnages étaient portraiturés en animaux – procédé à éviter, dès lors qu’il essentialise une communauté dans son ensemble, en la rabaissant à des stéréotypes animaliers négatifs (ce qui n’est pas le cas par exemple lorsque l’on représente les démocrates en « donkeys » ou les républicains en éléphants, car c’est leur emblème). Certains détails comme la kippa sur le crâne de Donald Trump – qui n’est pas juif – ou l’étoile de David (symbole « ethnique », et non pas – nuance – le drapeau israélien, soit l’étoile de David bleue avec une bande horizontale bleue de chaque côté, représentation politique) autour du cou du « chien » Netanhayou étaient très mal avisés.
Pour autant, je n’ai jamais vu un journal publier un dessin contre son gré. Si responsabilité il y a ici, elle émane de la rédaction en chef du New York Times.
Mais surtout, dans un monde dominé par la culture de cour de récréation que sont les réseaux sociaux (« Moi, j’ai plus d’amis que toi, euh ! Nananère-eu ! »), le dessin politique est là pour vous rappeler – à vous, adultes – que vous avez naguère été des enfants, dans le sens le plus beau qui soit, à savoir l’innocence, avant de vous construire comme tout le monde une carapace sociale de plus en plus épaisse. Il existe deux modes d’expression inhérents à tous les enfants du monde entier et qui constituent, une fois adultes, des autoroutes vers notre inconscient : le chant et le dessin. Les frères Kouachi – qui avaient raté leur enfance – ont massacré cinq de mes collègues le 7 janvier 2015, car ils n’acceptaient pas le fait que le dessin soit naturel et la religion culturelle – et non l’inverse.
Demandez à quelqu’un d’important (ou pas) de vous faire un dessin ou de vous chanter une chanson : il ou elle rougira comme une tomate, perdra ses moyens et se débinera probablement, car vous lui demanderez de fendre cette carapace sociale qui le ou la protège, pour faire face à l’enfant qu’il ou elle était.
Certains dessinateurs américains se sont déjà fait virer depuis l’élection de Trump, pour avoir été trop virulents envers le président. Les dessinateurs de presse sont les canaris dans la mine : quand ils arrêtent de gazouiller (sur Twitter ou pas), le coup de grisou n’est pas loin. Pas que pour eux, mais pour tout le monde.
Nos petits dessins sont là pour dénoncer le cynisme propre au monde adulte. Or, les dirigeants politiques actuels, de l’Italie au Royaume-Uni, en passant par la Hongrie, le Brésil et les États-Unis, rivalisent à la fois de cynisme et d’incompétence, l’un tentant de masquer l’autre. Le signal donné par le New York Times – pourtant peu suspect de complaisance vis-à-vis du pouvoir en place à Washington – est catastrophique : il nous dit que ce petit espace de subversion n’a plus droit de cité, qu’il faut laisser l’analyse politique uniquement aux gens « sérieux », qui, coupés de tout lien à l’enfance, sont comme un arbre qui se détacherait de ses racines et risquerait ainsi, au gré du vent, de s’écraser sur son voisinage immédiat.
Koffi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU et cofondateur avec Plantu de l’association Cartooning for Peace (qui regroupe plus de 150 dessinateurs du monde entier, dont votre serviteur), disait : « Les dessins de presse nous font rire. Sans eux, nos vies seraient bien tristes. Mais c’est aussi une chose sérieuse : ils ont le pouvoir d’informer, mais aussi d’offenser. »
Je suis un caricaturiste qui fait parfois de la politique. La génération des leaders populistes actuellement en vogue fait exactement l’inverse. Les fous du roi sont en train de perdre la bataille contre les rois des fous. Et c’est très inquiétant.