01 08 2016
“Notre beau métier de Cartooniste devient-il le concours de vitesse du MOINS MOCHE dessin sur la PLUS MOCHE des actualités” ?
Comme ma consœur Cécile Bertrand, de nombreux dessinateurs de presse ont – à juste titre – exprimé leurs questionnements devant l’avalanche de dessins larmoyants ou purement « émotionnels » parus quelques heures – oui, quelques heures, pas quelques jours…- après l’attentat sanglant de Nice perpétré sur la Promenade des Anglais le 14 juillet 2016. http://www.lematin.ch/monde/Les-dessinateurs-mines-par-l-actu/story/21837921
J’ai dû en sélectionner certains, au nom de Cartooning for Peace, pour l’émission « Une semaine dans le monde » de France 24, du vendredi 15 juillet, et j’avoue que j’ai eu du mal à en trouver beaucoup de pertinents à passer à l’antenne.
C’est devenu un rituel depuis quelques années, et cela avait commencé bien avant les attentats de janvier 2015.
En 2011, lors de la mort de Ben Laden, chaque dessinateur de presse avait voulu « dégainer » le premier, faisant partager son éclair de génie à toute la profession d’abord, avant d’étendre cela à la Toile… Idem avec l’affaire DSK quelques jours plus tard ou la mort de Mandela fin 2013.
Le syndrome des crayons cassés
Puis est arrivé le 7 janvier 2015 et cette avalanche de crayons cassés, qui ne voulaient strictement rien dire. Je tiens tout de suite à préciser que je m’inclus dans le lot : j’ai proposé à mon journal un truc dans le genre, en ce funeste 7 janvier (je ne l’ai plus en tête, mais il y avait un taille-crayon ensanglanté ou un truc abscons dans le genre, laissé à l’état d’ébauche). Fort heureusement, mon rédacteur en chef à L’Echo m’a dit que je pouvais faire beaucoup mieux. J’ai donc dessiné mon chat à sa table à dessin devant un mur criblé de balles, qui tente de se remettre au travail en se disant : « Rester concentré, faire comme si de rien n’était. Continuer à se marrer. Surtout, continuer à se marrer. », tout simplement parce que je venais de passer la journée à répondre à des journalistes de Belgique et d’ailleurs, qu’il était 21 heures et que j’étais dans le taxi pour aller au journal. Je n’avais aucune envie de dessiner, mais il le fallait et je me passais ces mots en boucle dans ma tête, conscient que, malgré l’horreur, je n’allais pas faire à ces abrutis de djihadistes le cadeau de ne pas rendre un dessin en temps et en heure, 22h20, en l’occurrence. Pour le coup, la vie devait l’emporter et ce jour-là, à mon faible niveau, cela consistait à rendre un dessin à temps pour le bouclage, ce qui est le lot de chaque dessinateur travaillant en presse quotidienne de par le monde, quelles que soient les circonstances, à Bruxelles, Istanbul, Tunis ou Bagdad, sauf qu’à Bruxelles, en principe, on ne craint pas pour sa vie à chaque coin de rue.
Puis les attentats sur le sol européen se sont enchaînés. Le 13 novembre 2015, j’étais une fois encore sur le plateau de France 24 (décidément), entre 19h10 et 20 heures, donc avant les attentats.
Comme chaque vendredi où je fais l’émission – une semaine sur trois, en général – je prends le dernier Thalys pour Bruxelles, celui de 21h55. J’étais donc en train de dîner avant mon train dans un restaurant en face de la gare du Nord quand les attentats de Paris ont débuté, à deux kilomètres de là…
Et si les terroristes avaient choisi le quartier gare du Nord plutôt que les terrasses du XIème ?
J’ai appris l’étendue du carnage dans le train du retour et surtout le lendemain matin. Là aussi, mon journal m’a demandé un dessin, mais pour le numéro spécial du dimanche, soit 48 heures plus tard. J’étais déjà dans l’analyse, plus uniquement dans l’émotion. Le dessin vaut ce qu’il vaut et il accompagnait un texte que mon rédacteur en chef m’avait demandé d’écrire, puisque j’étais à Paris au moment du carnage. Je lui ai proposé d’également faire un dessin, mais un dessin d’illustration de mon propre texte. (Putain de vendredi 13)
A mon avis, cette attaque n’était pas dirigée contre la France, mais contre le monde entier, d’où cette larme de sang en forme de tour Eiffel coulant d’un œil dont la pupille représente la mappemonde. Le visage auquel appartient cet œil est plongé dans la pénombre et cadré serré : on ne peut donc pas savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, d’un jeune ou d’un vieux, d’un Noir ou d’un Blanc, d’un chrétien ou d’un musulman. Bizarrement, c’est un dessin avec des larmes, mais j’espère qu’il n’est pas trop larmoyant. Aucun drapeau français dans l’image.
C’est un dessin symbolique et je sais que certains dans la profession détestent le dessin symbolique, qui n’est pas dans la tradition française. Pour moi, cela peut néanmoins tout à fait cohabiter avec le dessin « rentre-dedans » façon Charlie Hebdo et j’aime beaucoup passer d’un genre à l’autre, ce que je fais régulièrement, suivant mon humeur du jour.
J’ai montré dans les écoles, notamment à des enfants de 8 ans, et le message est passé : il s’agissait d’une attaque de la barbarie contre la civilisation, de la bêtise contre l’intelligence, pas de Daech contre la France.
Quelques jours plus tard – et donc pas quelques heures… les informations devenaient plus précises, le commando venait en partie de… Bruxelles et les noms des protagonistes commençaient à sortir. Le travail d’analyse pouvait commencer, et l’humour revenir au premier plan, malgré l’horreur.
Celui avec les pralines a été réalisé le même jour que celui avec la larme. J’ai proposé les deux à L’Echo, qui a retenu la larme, estimant qu’il était trop tôt pour faire de l’humour. Résultat, celui avec les pralines s’est retrouvé dans Le Vif du… 19 novembre, une semaine après les attentats.
Les gens ont du mal à comprendre que l’on puisse rire devant de tels faits, oubliant l’aspect cathartique propre au dessin politique, qui se distingue du dessin d’humour, en ce que l’humour est pour un dessinateur politique un moyen et pas une fin.
Mais, surtout depuis l’attaque contre Charlie Hebdo, je me suis rendu compte à quel point les gens avaient besoin de rire, comme la nécessité d’une soupape de décompression.
J’adore ce dessin de Coco paru en Une de Charlie après les attentats de Paris : il est irrévérencieux, poignant et drôle à la fois.
Plus le temps passait, plus le monstre de la connerie humaine se rapprochait inexorablement, d’abord en assassinant cinq de mes collègues, puis en frappant à deux kilomètres de moi, le 13 novembre, par l’entremise de jeunes gens vivant ou étant passés par la Belgique.
Le 22 mars, c’est Bruxelles, ma ville, qui a été éventrée par ces petites frappes auxquelles c’est presque faire trop d’honneur que de les qualifier de « terroristes », un terroriste ayant en général, même de manière très lointaine, une certaine « logique » politique derrière son geste, alors que l’on a ici affaire à des petits voyous qui drapent leur médiocrité dans une doctrine nihiliste prémâchée.
Le lundi 21 mars, à la même heure, j’étais sur cette ligne de métro qui a explosé.
Et comme tous les Bruxellois – cette ville internationale, cœur vivant de l’Union européenne, ouverte sur le monde – je connais parfaitement le hall des départs de l’aéroport de Zaventem.
Les attentats ont eu lieu un mardi matin, jour de bouclage du Vif/L’Express, l’hebdomadaire auquel je collabore depuis 23 ans, en plus de la quotidienne à l’Echo (depuis 2008). Je mesure cette grande chance que j’ai de travailler simultanément pour deux publications, l’une quotidienne, l’autre hebdomadaire, ce qui me permet d’aborder l’actualité du temps court ET du temps long, ou en tout cas du temps délivré de l’immédiateté de l’info à diffuser le lendemain, voire le jour même, depuis l’avènement d’Internet.
World Wild Web
Internet, nous y voici : formidable outil de communication tout autant que machine à broyer notre civilisation moderne. Dieu et le diable réunis, un peu comme Milou régulièrement confronté à un ange lui recommandant de sauver la veuve et l’orphelin, alors que dans le nuage d’à-côté sortant de ses pensées, le diable l’incite à ne penser qu’à lui et à cet os qui s’offre à ses canines babines.
Le 22 mars, mon rédacteur en chef du Vif m’a appelé, juste avant que la saturation du trafic téléphonique rende toute communication impossible – ce qui a décuplé ce jour-là la panique à Bruxelles – en me disant : « Tu fais l’ouverture du journal, pense à un printemps rouge ». Une hirondelle ne faisant pas le printemps, j’ai tout de suite imaginé des hirondelles devenant des vautours survolant, tels des escadrons kamikazes, la ville, MA ville. Je n’ai perdu aucun proche ce jour-là, mais j’aurais pu, comme tout le monde.
J’ai bien glissé un petit drapeau belge en arrière-plan du dessin, uniquement pour mes lecteurs internationaux, car, une fois encore, ce n’était pas à mon sens la Belgique qui était visée, en tant que telle. Ou alors les institutions européennes, qui ont un seul point commun avec le groupe Etat islamique : elles représentent une entité supranationale. Mais une entité construite grâce au dialogue et à la paix entre ex ennemis. C’est pourquoi je suis convaincu que représenter le drapeau d’un pays meurtri par la barbarie djihadiste relève en général d’une erreur d’analyse.
Les dessins apparus tout de suite après les attentats de Bruxelles venaient du monde entier et, je dois le reconnaître, je les trouvais pour la plupart navrants : que de Tintins ou Manneken Pis éplorés, de drapeaux belges dont le rouge devenait une flaque de sang, etc. A chaque fois cela partait d’un bon sentiment, mais pour – à chaque fois – un résultat vain. Je ne jette pas la pierre aux dessinateurs, je tombe moi-même dans les mêmes lieux communs plus souvent qu’à mon tour lorsque je dois dessiner sur un pays « exotique » frappé par la barbarie. Un drapeau, c’est la quintessence du dessin de presse : exprimer le plus avec le moins de signes possibles.
Mais depuis le 22 mars, je fais plus attention au maniement de ces symboles, notamment les drapeaux.
Toute la difficulté du dessin politique se trouve là : faire de la caricature sans être caricatural, être impertinent tout en restant pertinent.
Je passe sur les « Pray for… » venus du monde anglo-saxon. Etant moi-même à moitié britannique et marié à une Australienne, je vis au quotidien cette double culture entre le monde francophone, laïc et bateleur, et celui, anglophone, où ce qui est dit n’est pas forcément aussi important que ce qui ne l’est pas ; où les questions liées à la croyance religieuse relèvent avant tout de l’intime, donc d’un terrain où l’on doit s’aventurer à tâtons. Bien que les pays anglo-saxons soient fortement sécularisés, il est difficile pour eux de penser totalement hors du fait religieux, d’où les « Pray for… » qui relèvent plus d’un appel à la solidarité humaine que d’une forme de bigoterie.
Néanmoins, je n’avais aucune envie que l’on prie pour Bruxelles, la religion –fût-ce via ses dérives sectaires – ayant à mon sens fait suffisamment de dégâts comme ça…
Cependant, à chaque nouvel attentat, ces « Pray for… » reviennent, ainsi que des dessins, émanant de professionnels, ou pas. Bien souvent, ces dessins réalisés sous le coup de l’émotion sont beaux, donc… moches. Mais s’est-on posé la question du pourquoi ? Pourquoi ce « besoin » de dessins, immédiats, surtout depuis le 7 janvier 2015 ?
S’il vous plaît, dessine-moi quelque chose
Je le rabâche à longueur d’année en conférences, quand je vais dans les écoles : le rapport à l’enfance. C’est le rapport à l’enfance, cette enfance mal vécue, qui a en partie poussé les frères Kouachi à viser la rédaction de Charlie Hebdo.
Tendez une feuille de papier et un crayon à un enfant de deux ans. Il va dessiner. Demandez-lui s’il ou elle croit en Dieu. Il ou elle va vous regarder avec de grands yeux interrogateurs. Croire en Dieu, ça s’apprend. Dessiner, cela relève de l’expression naturelle, question philosophique de base du rapport entre nature et culture.
Lorsqu’un psychologue tente de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un enfant, lui propose-t-il de réciter un livre saint ? Non, il lui demande de dessiner.
Les dessinateurs – j’inclus ici les illustrateurs, peintres, auteurs de bande dessinée, etc – sont des « adulenfants ». Des enfants cachés – ou perdus, parfois – dans le monde des adultes. Demandez à une personne haut placée de vous faire un dessin : elle perdra ses moyens, car le dessin est une autoroute vers l’inconscient, qui fait voler en éclats et en quelques traits toute la carapace sociale que l’on se crée tout au long de la vie, pour se protéger. C’est la même chose avec le chant, autre mode de communication naturel à l’être humain. Moi qui suis dessinateur, si l’on me demande de chanter en public, je vais devenir tout rouge, comme si on m’ordonnait de me mettre à nu.
Dans le cas des dessinateurs de presse, le bouchon est poussé encore plus loin que chez les autres dessinateurs : non seulement ils perpétuent la communication enfantine, mais en plus ils le font pour parler de sujets adultes, en gardant l’innocence propre à l’enfance, mais sans oublier la maturité de l’adulte. Résultat des courses : ils sont en première ligne car ils démasquent à tour de bras.
Un jour, un politicien m’a demandé si mon métier consistait à me moquer de gens comme lui. Je lui ai répondu que je n’étais pas là pour me moquer de lui, mais pour le comprendre. Comprendre non pas ce qu’il faisait (ça c’est le boulot des journalistes), mais pourquoi il était là et pas ailleurs, pourquoi il avait tellement besoin d’être aimé par des inconnus. C’est en cela, à mon avis, que les politiciens et les artistes sont des gens semblables : des handicapés sociaux.
Quand un ancien président français conserve, à 60 ans passés, ce besoin impérieux de montrer autour de lui qu’il a le meilleur job, la plus belle femme et la plus belle Rolex, qu’il cherche absolument à combler un vide existentiel et à être aimé par le plus grand nombre, alors même que ce plus grand nombre l’a désavoué quatre ans plus tôt, j’ai l’impression d’avoir devant moi un adolescent pas encore construit, dont on sait qu’il fut un enfant mal aimé. En soi, c’est fascinant à étudier. Ce monsieur nous tend un miroir. Le miroir de nos fêlures. Rien que pour ça, je ne peux m’empêcher de le trouver intéressant, voire touchant…
Pourquoi le 7 janvier 2015 a-t-on visé des dessinateurs, et pas des comiques, des imitateurs, des comédiens de stand up, des pamphlétaires ou des éditorialistes de la plume ? Y aurait-il eu quatre millions de personnes dans les rues si les Kouachi s’en étaient pris à un autre journal, composé de rédacteurs plutôt que de dessinateurs ? Je n’en suis pas certain.
Parce que c’est l’enfance, donc l’innocence, de chacun qui a été souillée.
Comme beaucoup de gens de ma génération (je suis né en 1971), je n’ai pas découvert Cabu via Hara Kiri, Charlie ou le Canard, mais grâce… au Club Dorothée, où il dessinait (comme un dieu) en direct le mercredi après midi.
Dans son formidable album « Catharsis » (éditions Futuropolis), Luz, qui a échappé par miracle au massacre parce qu’il était en retard, a dessiné une planche géniale où il imagine les frères Kouachi enfants, en train de se chamailler à propos d’un dessin. Luz brode avec finesse et beaucoup de tendresse sur une enfance ratée, qui a abouti à une vie ratée, conclue de manière monstrueuse.
Je pense donc que cette prolifération de dessins « post-attentats » parfois vides de sens est une pulsion liée à l’enfance, une quête d’innocence perdue, très difficilement blâmable quand elle émane d’amateurs.
En revanche, nous, les professionnels, devons à mon sens faire attention à ne pas tomber dans le pathos. Nous devons garder cette distance, ce devoir de mauvaise foi, de rire de l’horreur pour la mettre à distance, afin de rendre ce monde un peu moins insupportable.
Et, si jamais nous ne trouvons pas d’idée pertinente, nous abstenir. Ce qui n’est pas facile lorsque l’on a le devoir de publier, quoi qu’il arrive.
Le 15 juillet 2016, comme tous mes confrères, je me suis dit « Mais qu’est-ce que je vais encore pouvoir dessiner ? ». Je partais en vacances le soir même, ce qui m’a évité de dessiner des choses nulles les quinze jours suivants, remplis eux aussi de tueries sordides.
Comme beaucoup, le 15 juillet, j’ai eu l’idée des traces de pneus qui lacèrent le drapeau tricolore, équivalent des crayons cassés du 7 janvier 2015. Mais fort heureusement, j’ai échappé aux lieux communs, non pas parce que je suis plus malin que les autres, mais tout simplement parce que mon journal (L‘Echo, en presse quotidienne) m’a dit qu’en lieu et place mon dessin éditorial habituel, ils en voulaient un, en grand format, pour illustrer une page d’analyse intitulée « Pourquoi la France est-elle encore visée ? ». J’ai donc été contraint de réagir de manière analytique plutôt qu’émotionnelle, grâce à la commande de L’Echo.
J’ai donc représenté le drapeau français – ce qui en apparence contredit ce que j’exposais un peu plus haut – mais sans le pathos. Peut-être pas un dessin qui sera partagé des milliers de fois sur les réseaux (a)sociaux, mais au moins une piste de réflexion sur cette cible qu’est la laïcité française. Dans le dessin, Marianne a une larme qui coule de son œil, mais son regard est dur, c’est une larme de colère sourde. J’aurais pu m’en dispenser, mais je ne voulais pas occulter totalement l’émotion consécutive au carnage niçois. Et les cheveux de la belle restent longs et virevoltants, pour montrer son côté libre, désirable et un peu sauvageonne.
Mais surtout, surtout, je ne voulais pas dessiner le camion utilisé par le tueur.
Il faut parfois aller loin pour trouver le recul nécessaire. Je l’ai expérimenté lorsque j’habitais en Australie et que je devais dessiner sur la crise politique en Belgique, qui avait démarré en 2007. Concernant l’attentat niçois, c’est le Cubain Boligan qui a été le meilleur.
La Promenade des Anglais devient un drapeau français, le rouge étant une trace de sang laissée par le camion. Jusque là, c’est très « classique ». Sauf que le bleu représente la mer : la mort et la vie entremêlées, avec du blanc, couleur de l’innocence, au milieu ; le prodigieux talent graphique de Boligan – qui dessine toujours des images muettes – faisant le reste.
Génération Loana
J’en terminerai par ce qui m’a inspiré le titre de ce texte : la dictature de l’instantanéité. Pourquoi faut-il absolument être le premier à réagir, même mal ?
N’est-on pas en train de payer la génération « Loft story » de la célébrité immédiate, basée non plus sur le talent, mais sur la quête de reconnaissance ?
Les djihadistes sont dans leur grande majorité de jeunes gens qui rêvaient d’accéder à ce statut des quinze minutes de célébrité qu’ils croyaient à portée de clic. Aujourd’hui, il semble plus important d’avoir des « Likes » que de vrais amis. Auparavant, quand on avait une idée saugrenue et sans intérêt qui nous passait pas la tête, on la gardait pour soi. Dorénavant, on la tweete. Sur dix idées qui me traversent l’esprit, neuf n’ont aucun intérêt et j’essaie de les garder piteusement pour moi. La dixième va parfois devenir un dessin. Et encore, pour ce faire, il va me falloir deux ou trois heures pour la finaliser graphiquement, filtre supplémentaire qui m’obligera à y réfléchir à deux fois avant de diffuser le résultat dans mes journaux ou sur la toile.
Ci-dessous une vieille planche, paru en 2001, sur Loft Story.
En cela, le dessin de presse reste du côté de la réflexion, même si l’instinct joue pour beaucoup dans mon métier. Un instinct auquel je fais beaucoup (trop ?) confiance mais dont, l’expérience aidant, j’ai aussi appris à me méfier plus que tout.
« La peur ne peut pas nous guider» a récemment déclaré Angela Merkel à propos de sa politique d’accueil des réfugiés. Angela Merkel, fille de l’Est qui a connu le Mur. Angela Merkel, austère physicienne sans charisme, tacticienne hors pair qui a tué le père (Helmut Kohl) avec le plus grand cynisme et qui s’est pourtant au fil des ans transformée en ce qu’elle est aujourd’hui : la seule à avoir une véritable carrure de chef d’Etat en Europe, alors qu’elle dirige un pays qui vient lui aussi d’être frappé par la folie meurtrière.
Angela Merkel, une femme pétrie de contradictions – donc passionnante – caricaturalement allemande et néanmoins totalement européenne, qui ne réfléchit plus à sa réélection, mais sur le long terme. Quelqu’un qui ne pense pas en fonction de la dictature de l’instantanéité. Nous devrions tous en prendre de la graine, que l’on soit ou non dessinateur de presse…